Association francophone des humanités numériques
10-12 mai 2021 Rennes (France)
Des prononciations et des cartes : une fenêtre ouverte sur la longue durée. Un exemple à partir de la langue bretonne
Tanguy Solliec  1@  
1 : Centre de recherche bretonne et celtique  (CRBC)  -  Site web
Université de Bretagne Occidentale (UBO)
20 Rue Duquesne CS 93837 29238 BREST Cedex 3 -  France

Contextualisation

La réflexion sur l'histoire des langues et des populations qui les parlent se base avant tout sur l'analyse des formes anciennes des idiomes étudiés et de leur généalogie selon les principes, établis de longue date, de la méthode comparative en linguistique. La constitution des atlas linguistiques et de la géographie linguistique au tournant des XIXe et XXe siècles a permis d'ouvrir de nouvelles perspectives sur ces questions (Le Dû 2006, 2008, 2013). Cette approche offre un changement de point de vue en se proposant de réfléchir au temps long à partir de l'étude de formes linguistiques vernaculaires recueillies à une époque plus ou moins récente.

L'exploitation récente des données numérisées d'un atlas linguistique de la langue bretonne, le Nouvel atlas linguistique de la Basse-Bretagne (Le Dû 2001) par le biais d'un traitement quantitatif ou dialectométrie a ainsi permis d'apporter un nouvel éclairage sur les débuts de l'histoire de la Bretagne continentale, à la suite du déplacement de populations entre l'île de Bretagne et la péninsule armoricaine, à une période située entre les Ve et VIIe siècles (Solliec 2021). Cet épisode historique, s'il a pu être considéré comme fondateur du point de vue de l'historiographie bretonne, n'en demeure par moins mal documenté en raison de la pauvreté des sources contemporaines (Fleuriot 1980; Coumert 2010; Brett 2011, 2019).

Au-delà de l'objet particulier de notre recherche, l'exploitation systématique des données d'un type de corpus particulier, notre communication envisage l'usage de certaines méthodes computationnelles comme une procédure d'objectivisation des données analysées. Elles permettent en effet de dévoiler des structures invisibles à l'œil nu. Le statut épistémologique de ces résultats demeure toutefois à préciser, de même que leur fonction au sein d'une démarche scientifique. Malgré ce rôle incertain, c'est le rendu visuel de ces résultats qui autorise un dialogue avec d'autres disciplines et permet ainsi de prolonger la réflexion.

 

Les atlas linguistiques, un type de corpus particulier

Un atlas linguistique correspond à une collection de cartes présentant pour un ensemble de points d'enquête les formes linguistiques correspondant à une notion précise (Dalbera 2002, 2007). Cette méthodologie d'analyse de la variation linguistique, à présent plus que centenaire, a été inaugurée dans le domaine francophone par l'Atlas linguistique de la France de Edmont & Gilliéron (1902-1910).

Les atlas linguistiques forment donc des corpus de données bien particuliers à plusieurs titres. Les données qu'ils contiennent sont avant tout linguistiques, reflétant principalement des usages vernaculaires. Elles possèdent également une très forte dimension spatiale, ce qui en fait des données géolocalisées. Néanmoins, un atlas linguistique se caractérise en tant que corpus de par ses limites. Il est une prolongation particulière de la liste de mots, dans la mesure où celle-ci est répétée autant de fois qu'il comporte de points d'enquêtes. Au delà de cette dernière idéalisation, l'analyse des données contenues dans un atlas linguistique renvoie aux spécificités des petits corpus, en opposition aux grands corpus nationaux. Nombre de langues humaines ne sont et ne seront documentées que par ce type d'outil (Adamou 2016). De ce fait, la question de leur statut méthodologique et épistémologique se pose, et notamment de quelle(s) façon(s) ces petits corpus contribuent à la description du fonctionnement des langues humaines malgré leur taille restreinte.

L'intérêt des atlas linguistiques pour décrire les faits linguistiques a ainsi été discuté (Canobbio 2004) et la disparition du groupe de recherche (GdR.) des atlas linguistiques au sein du CNRS (Le Dû 1997) a pu paraître comme un échec épistémologique à un moment où la dialectologie s'interroge sur les enjeux de sa discipline (Thun 2000; Dalbera 2002).

 

L'exploitation numérique des atlas linguistiques

L'application à ce type de données de techniques et de méthodes de type computationnel permet d'une part à la dialectologie de dépasser de l'ornière méthodologique dans laquelle elle se trouvait alors et d'autre part, de dévoiler la complexité de la stratigraphie historique sur laquelle repose les faits langagiers décrits dans les atlas linguistiques.

Notre démarche illustre la possibilité méthodologique de l'exploitation numérique de ces corpus particuliers par le biais d'une approche computationnelle ou dialectométrie (Séguy 1973; Goebl 1984, 2010; Nerbonne 2010; Nerbonne & Heeringa 2010; Wieling & Nerbonne 2015). La représentation cartographique des résultats obtenus grâce à un outil SIG permet d'accéder à la longue durée et ainsi, aux modalités selon lesquelles les dynamiques historiques modèle un territoire (Braudel 1958). Ces visualisations créent les conditions d'un dialogue avec d'autres disciplines, notamment la génétique des populations (Pellen & Solliec accepté).

 

Références

Adamou, Evangelia. 2016. A Corpus-Driven Approach to Language Contact. Endangered Languages in a Comparative Perspective (Language Contact and Bilingualism 12). Berlin, Boston: Walter de Gruyter.

Braudel, Fernand. 1958. Histoire et Sciences sociales : La longue durée. Annales 13(4). 725–753.
https://doi.org/10.3406/ahess.1958.2781.

Brett, Caroline. 2011. Soldiers, Saints, and States? The Breton Migrations Revisited. Cambrian Medieval Celtic Studies 61. 1–56.

Brett, Caroline. 2019. An Invisible Migration? The Origins of Brittany. In Migrations et territoires celtiques: mouvement spatial et mutations culturelles / Divroañ hag enbroañ ar Gelted: dilec'hiañ ha cheñch sevenadur, 11–26. Longueil / Rennes: Tir / L'instant même.

Canobbio, Sabina. 2004. L"Atlas linguistique comme outil de recherche ? A propos de quelques expériences italiennes. La Bretagne linguistique 13 numéro spécial Dialectologie et Géolinguistique. 281–312.

Coumert, Magali. 2010. Le peuplement de l'Armorique : Cornouaille et Domnonée de part et d'autre de la Manche aux premiers siècles du Moyen Age. In Magali Coumert & Hélène Tétrel (eds.), Histoires des Bretagnes – 1. Les mythes fondateurs, 15–22. Brest: CRBC.

Dalbera, Jean-Philippe. 2002. Géolinguistique : Un Nouveau Souffle? Revue Belge de Philologie Et D'Histoire 80(3). 831–849.

Dalbera, Jean-Philippe. 2007. Linguistic Atlases — Objectives, Methods, Results, Prospects —. In Corpus-Based Perspectives in Linguistics, 39–54. Amsterdam / Philadelphia: John Benjamins Publishing Company.

Edmont, Edmond & Jules Gilliéron. 1902. Atlas linguistique de la France. Paris: Champion.

Fleuriot, Léon. 1980. Les origines de la Bretagne. L'émigration (Bibliothèque Historique Payot). Paris: Payot.

Goebl, Hans. 1984. Dialektometrische Studien: Anhand italoromanischer, rätoromanischer und galloromanischer Sprachmaterialien aus AIS und ALF. Vol. 3. Tübingen: Max Niemeyer Verlag.

Goebl, Hans. 2010. Dialectometry and quantitative mapping. In Alfred Lameli, Roland Kehrein & Stefan Rababus (eds.), Language and Space. An International Handbook of Linguistic Variation, 433–457. Berlin, Boston: De Gruyter Mouton. https://doi.org/10.1515/9783110219166.1.433.

Le Dû, Jean. 1997. La disparition du groupe des atlas et l'avenir de la géographie linguistique. Le français moderne LXV(1). 6–12.

Le Dû, Jean. 2001. Nouvel Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne. Brest: CRBC.

Le Dû, Jean. 2006. A quoi servent les atlas linguistiques ? In A l'arpenteur inspiré: mélanges offerts à Jean Barnabé, 79–87. Matoury (Guyane): Ibis Rouge.

Le Dû, Jean. 2008. Les atlas linguistiques: une fenêtre sur le passé des langues. In Gianmario Raimondi & Luisa Revelli (eds.), La dialectologie aujourd'hui. Atti del convegno internazionale “Dove va la dialettologia?” Saint-Vincent, Aosta, Cogne, 21-24 settembre 2006. Alessandria: Edizioni dell'Orso.

Le Dû, Jean. 2013. Après la collecte, l'interprétation. Que faire des atlas linguistiques ? In Mémoires de terrain. Enquêtes, matériaux, traitements des données. Actes du colloque de Lyon. Centre d'Etudes Linguistiques, Université de Lyon 12 et 13 mars 2009. (Publications du Centre d'Etudes Linguistiques [Linguistique, dialectologie] Nouvelle série), 7–25. Lyon: Université Lyon 3 Jean Moulin.

Nerbonne, John. 2010. Measuring the diffusion of linguistic change. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences 365(1559). 3821–3828. https://doi.org/10.1098/rstb.2010.0048.

Nerbonne, John & Wilbert Heeringa. 2010. Measuring dialect differences. In Peter Auer & Jürgen Erich Schmidt (eds.), Language and Space. An International Handbook of Language Variation (Handbücher Zur Sprach- Und Kommunikationswissenschaft 30), vol. 1. Theories and Methods, 550–567. Berlin: De Gruyter Mouton.

Pellen, Nadine & Tanguy Solliec. accepté. Dialectometry and population genetics - when results converge: the case of Western Brittany.

Séguy, Jean. 1973. La dialectométrie dans l'Atlas linguistique de la Gascogne. Revue de linguistique romane 37(145–146). 1–24.

Solliec, Tanguy. 2021. Distance linguistique et dialectométrie, une application à la langue bretonne. Enjeux, méthodologie et interprétations. Brest: Université de Bretagne Occidentale Doctorat.

Thun, Harald. 2000. Introduction à la table ronde. In Annick Englebert, Michel Pierrard, Laurence Rosier & Dan van Raemdonck (eds.), Actes du XXIIe Congrès International de Linguistique et de Philologie Romanes - Bruxelles, 23-29 juillet 1998 -, vol. III Vivacité et diversité de la variation linguistique, 404–410. Berlin, New York: Walter de Gruyter.

Wieling, Martijn & John Nerbonne. 2015. Advances in Dialectometry. Annual Review of Linguistics 1(1). 243–264.
https://doi.org/10.1146/annurev-linguist-030514-124930.


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