Association francophone des humanités numériques
10-12 mai 2021 Rennes (France)
Les matériaux de recherche ethnographiques à l'épreuve de l'open data
Florence Revelin  1@  
1 : Laboratoire Interdisciplinaire Sciences, Innovations, Sociétés
Centre National de la Recherche Scientifique : UMR9003, Institut National de Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement : UMR1326, Université Gustave Eiffel

La numérisation croissante des matériaux de recherche ethnographiques, qu'elle soit native ou produite lors des différentes étapes de traitement, a largement transformé les pratiques de fabrique de la recherche qualitative (Le Marec et Mairesse 2017). Combinées à cette évolution, deux nouvelles orientations réglementaires majeures touchent de près la fabrication de la recherche ethnographique, en lien avec les enjeux du traitement et du devenir des « données ». L'année 2018 marque un tournant avec d'un côté, l'adoption en mai du RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) qui constitue une refonte du cadre réglementaire lié à la protection des données personnelles en renforçant les sanctions en cas de manquements. De l'autre côté, le Plan national pour la Science Ouverte lancé au mois de juillet 2018 traduit à l'échelle nationale une injonction européenne à ouvrir les données de la recherche non soumises à un régime de protection.

Ce triple mouvement de numérisation croissante des matériaux de recherche, de réorganisation de la protection données personnelles et d'ouverture des données de la recherche par leur mise à disposition sur des entrepôts numériques dans le respect des principes FAIR (Wilkinson et al. 2016) recentre l'attention sur les processus de fabrique de la recherche qualitative et questionne l'évolution des pratiques des chercheurs et de la science produite. Ces évolutions nécessitent d'être appréhendées selon plusieurs plans complémentaires : épistémologique, éthique, juridique, pratique et technique.

Dans le cadre du programme de recherche PARDOQ - Partage et protection des données qualitatives à l'ère du numérique – expériences, enjeux, stratégies, nous avons mené entre septembre et décembre 2020 une enquête sur la manière dont ce triple mouvement affecte et interroge les communautés de recherche travaillant sur la base de matériaux ethnographiques, en entrant par le prisme du partage et de l'«ouverture des données» (open data). Partant de l'hypothèse que la grande hétérogénéité de ces matériaux qualitatifs est susceptible de mettre en lumière une diversité de situations et de problématiques, nous nous sommes interrogés sur les effets que ce mouvement produit sur les pratiques des chercheur.e.s et sur leurs rapports à leurs matériaux de recherche. L'objectif était de comprendre dans quelles mesures ils.elles intègrent et s'approprient ces enjeux, et quels problèmes ils.elles rencontrent. À partir d'un corpus de 26 entretiens semi-dirigés menés auprès de trois types d'interlocuteurs (des chercheur.e.s et enseignant.e.s-chercheur.e.s pratiquant l'ethnographie, des réseaux d'appui à la recherche et des prescripteurs.trices de la science ouverte) notre enquête montre que l'ouverture des données, dans sa forme contemporaine dominante, ne s'inscrit pas dans une dynamique interne à la recherche qualitative en sciences sociales et que la conformation à ces cadres nécessite un travail d'ajustement considérable et multiforme de la part de ces communautés. Une majorité des chercheur.e.s et enseignant.e.s-chercheur.e.s interrogés ne s'approprie pas ou se sent peu concernée par ces injonctions. Néanmoins, ces communautés mettent en place un ensemble de dispositifs (pratiques et éthiques) visant à la fois à protéger leurs sources et à rendre accessible une partie de leurs matériaux de recherche. Elles déploient pour ce faire un large éventail de pratiques à la fois “ancrées” (en lien à la relation de confiance tissée avec les interlocuteurs.trices sur le « terrain », souvent dans une perspective de restitution) et “bricolées” (à travers des formes artisanales de partages qui n'épousent pas nécessairement les standards ou modèles de l'open data). Par ailleurs, quelle que soit la qualité des ressources externes et réseaux d'appui dont il.elle dispose, le.la chercheur.e (enquêteur.trice) reste dans la pratique l'instance principale d'arbitrage et d'appréciation du statut des matériaux qu'il.elle recueille selon un continuum de configurations multiples entre l'« ouvert » et le « fermé ». L'enquête montre paradoxalement que ces questions sont peu discutées les arènes qui concernent ou incluent directement ces chercheur.e.s enquêteur.trice.s, alors qu'elles sont plus vivement débattues au sein des communautés d'ingénieur.e.s et de réseaux d'appui à la recherche, qui plaident pour une meilleure intégration de ces enjeux dès les phases de conception de la recherche. Il existe également un décalage important entre les pratiques des chercheur.e.s et l'offre d'appui numérique, technique et juridique qui est déployée. Ce décalage relève de divers motifs dépassant la seule question des moyens alloués, parmi lesquels on retrouve une forme d'illisibilité d'un cadre en évolution, des projections différenciées quant aux enjeux et formes du partage, la manière dont les finalités de la recherche intègrent ou non l'objectif d'ouvrir les matériaux ethnographiques dans les phases de conception d'un projet, la difficile identification par les chercheur.e.s de l'offre d'accompagnement et d'appui (services TGIR de la HumaNum, rôle des DPD, services des MSH, etc.) qui tend à se diffuser préférentiellement par effets de réseaux, ou encore la nécessité d'un accompagnement au cas par cas propre au travail sur ces matériaux qualitatifs intriqués dans des enjeux éthiques et contextuels spécifiques. En croisant les retours d'expérience relevant de réseaux d'appui à la recherche et ceux de chercheur.e.s et enseignan.e.ts-chercheur.e.s, nous proposons de revenir en détails sur les résultats d'enquête qui caractérisent ces décalages entre un appui à la recherche positionné sur un plan pratique, technique et juridique, alors que les enjeux majeurs pour les chercheur.e.s sont d'ordres éthique et épistémologique.

Finalement, l'enquête suggère que le retrait de ces communautés de recherche qualitative vis-à-vis du mouvement de l'open data ne peut être interprété uniquement à l'aune d'un déficit de compétences dans une période de transition. Il concerne un ensemble de paradigmes auxquels elles se réfèrent, soulevant des enjeux épistémologiques plus profonds, liés en particulier à la nature des matériaux de recherche ethnographiques qui, au-delà de leur hétérogénéité, embarquent la relation entre enquêté.e et enquêteur.trice. La collecte de ces « morceaux de réel » (Olivier de Sardan 1995) est imprégnée de subjectivité du regard du.de la chercheur.e, voire d'une forme d'intimité (Mohia 2008) indissociable des connaissances produites, qui rend difficile leur archivage ou ré-usage sous la forme de réductions en unités indépendantes et autonomes telles que le prévoient les entrepôts de données.

Le Marec, Joëlle, et François Mairesse. 2017. Enquête sur les pratiques savantes ordinaires. Collectionnisme numérique et environnements matériels. Le bord de l'eau. Lormont. https://www.decitre.fr/livres/enquete-sur-les-pratiques-savantes-ordinaires-9782356875143.html.

Mohia, Nadia. 2008. L'expérience de terrain: pour une approche relationnelle dans les sciences sociales. La Découverte.

Olivier de Sardan, Jean-Pierre. 1995. « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie ». Enquête. Archives de la revue Enquête, no 1 (octobre): 71‑109. https://doi.org/10.4000/enquete.263.

Wilkinson, Mark D., Michel Dumontier, IJsbrand Jan Aalbersberg, Gabrielle Appleton, Myles Axton, Arie Baak, Niklas Blomberg, et al. 2016. « The FAIR Guiding Principles for Scientific Data Management and Stewardship ». Scientific Data 3 (mars): 160018. https://doi.org/10.1038/sdata.2016.18.


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