Les spécialistes du théâtre médiéval ont depuis longtemps pour tradition de cataloguer les représentations. Le XIXème siècle voit l'apparition des plus anciens répertoires, notamment pour les mystères [1] et le théâtre comique [2] – deux catégories sensées couvrir l'essentiel de la production. Cette pratique s'est perpétuée, et l'on dispose désormais de listes plus ou moins détaillées pour des villes (comme Compiègne [3]), des provinces françaises (comme la Savoie [4] ou le Dauphiné [5]) ou francophones (comme les Pays-Bas méridionaux [6]). Des projets similaires existent bien évidemment pour les autres domaines linguistiques, et notamment pour les îles britanniques (et non uniquement l'Angleterre, malgré le titre) avec le monumental projet des Records of Early English Drama (REED) [7].
Répertorier la pratique
Cet attachement à noter les représentations tient à la nature particulière du théâtre médiéval. La documentation se retrouve éparpillée dans les divers fonds : délibérations consulaires, échevinales ou capitulaires, divers registres de comptabilité... Il est donc difficile de la retrouver, contrairement à la documentation moderne qui est souvent attachée à des institutions/bâtiments comme le théâtre du Marais [8] ou la Comédie française [9] – les érudits du XIXème (comme Piolin pour le Maine [10] ou Brouchoud pour Lyon [11]) restent ainsi l'une des meilleures source du médiéviste. Si l'on ajoute à cela la complexité de déchiffrage pour des raisons de conservation comme de paléographie, on comprend aisément l'intérêt de ces répertoires.
De tels objets sont nécessairement d'excellents candidats à la numérisation. Une tentative pionnière a eu lieu en France avec la base Théâtre et Performances en France au Moyen Âge [12]. Cette dernière n'est cependant plus accessible, et le projet le plus actif est désormais la version numérique de REED lancée en 2017 : eREED [13]. Des projets équivalents existent pour des périodes plus tardives du domaine francophone comme la base CESAR pour l'Ancien Régime [14].
Choix techniques et modélisation
On peut observer deux politiques quant à la conception de ces bases. D'une part on trouve les bases de données relationnelles de type SQL comme Théâtre et Performances et CESAR, et de l'autre celles entièrement encodée en XML-TEI comme le corpus REED – un important travail de rétro-conversion ayant été mené [15]. Ce choix de la TEI, qui était déjà dix ans auparavant une recommandation de Matthieu Bonicel [16], précurseur des recherches au croisement des études numériques et théâtrales [17], se trouve être devenu une évidence avec l'évolution des recommandations du consortium [18] et le travail mené sur l'encodage des documents d'archive comme les registres de comptabilité [19], qui sont une des principales sources de l'histoire théâtrale [20].
L'encodage XML-TEI est plus en phase avec une approche philologique de la donnée, qui replace le document historique au centre plutôt que de tisser une multitude de liens : l'information n'est qu'une surcouche d'annotation sur la transcription, et le lien direct avec la source d'archive n'est ainsi pas rompu. Un tel modèle est plus à même de répondre aux exigences des médiévistes, car les spécificités du Moyen Âge font que, comme nous allons le voir, l'édition doit précéder l'extraction d'informations toujours glissantes, car rétives à nos catégories d'analyses, notamment d'un point de vue linguistique et métalinguistique.
Il est à noter que le choix d'un encodage en TEI n'obère en rien l'interopérabilité avec d'autres bases, notamment via le RDF – le passage d'une technologie à l'autre ayant été fait plusieurs fois [21]. L'utilisation attentive de @xml:id sur les éléments clefs, notamment les entités nommées, devrait permettre de reconstituer efficacement des triplets afin de rendre ces données compatibles avec celles d'autres projets ayant fait des choix de modélisation différents.
Une approche philologique de la donnée
Nous avons «rétrospectivement voulu identifier comme “théâtre” du Moyen Âge» une chose «qui n'était pas – ou pas encore – conceptualisée comme tel» [22], l'époque médiévale ayant tendance à (ré)inventer ses propres catégories [23]. Pour prendre le cas des mystères, Ch. Mazouer explique bien que:
«Ce que nous appelons mystère – l'appellation est authentiquement médiévale, mais les incipit des manuscrits proposent bien d'autres titres pour ces textes dramatiques – n'a jamais été défini comme genre au Moyen Âge, mais nous le considérons comme genre dramatique religieux, avec un groupe homogène de textes, bien constitué et bien défini.» [24]
À l'inverse, des occurrences du terme «mystère» ne relèvent pas de ce que nous considérons aujourd'hui comme un «mystère», comme ici à Rouen :
Les rues avaient été «mieux tendues qu'elles ne furent oncques le jour du Sacrement. Et y avait à la porte Cauchoise draps où étaient les armes de France et d'Angleterre. . . et alla le roi à l'Eglise Notre-Dame. . . et criait le peuple nouel, tellement que le roy dist que l'on cessât pour la noise que l'on lui faisait. Dans les rues se jouaient les Mystères et les regarda le roy». [25]
Il est plus que probable qu'il s'agisse ici de tableaux vivants tenus dans le cadre d'une entrée royale – un sens de «mystère» qui ne peut être saisi qu'à la lecture du document complet.
Conclusion
La nature difficilement saisissable des formes et l'indétermination médiévale du métalangage littéraire plaide pour une traçabilité maximale de la source. L'objectif doit ainsi être la constitution d'une base de performances donnant à ce dernier terme une définition assez large pour recueillir l'essentiel des cas, mais aussi, corollaire logique, les moyens philologiques pour le chercheur de redéfinir des sous-corpus à l'intérieur de cet ensemble. Offrir un modèle orienté vers l'édition du document plutôt que vers une interprétation de l'information qu'il est supposé contenir devrait permettre de contenter les besoins contradictoires du médiéviste, tels que décrits par P. Zumthor :
«Nous ressentons de plus en plus clairement l'urgence de ne point couper la sémiotique du signe de l'interprétation du sens ; mais nous ne pouvons ignorer la tendance, profondément enracinée dans la pratique philologique (que rien encore n'a permis de dépasser), à refuser ce qui se détache de la lettre, à nier que le «reste» soit analysable, ou même digne de considération critique.»[26]
Data
Site: https://maperformance.github.io
Données: https://github.com/MAPerformance.
Bibliographie
[1] Louis Petit de Julleville, Les Mystères, 2 t., Paris, 1880.
[2] Id., Histoire du théâtre en France : répertoire du théâtre comique en France au Moyen Age, Paris, 1886.
[3] Naomi Kanaoka, « La vie théâtrale à Compiègne entre 1450 et 1550 », Bibliothèque de l'École des chartes, 164–1 (2006).
[4] Jacques Chocheyras, Le Théâtre religieux en Savoie au XVIe siècle, 1 t., Genève, 1971.
[5] Id., Le Théâtre religieux en Dauphiné du Moyen âge au XVIIIe siècle, 1 t., Genève, 1975.
[6] Katell Lavéant, Théâtre et culture dramatique d'expression française dans les villes des Pays-Bas méridionaux (XVe-XVIe siècles), thèse, Amsterdam, UvA, 2007.
[7] Alexandra F. Johnston, Records of Early English Drama, Toronto, Buffalo, 1976-2016.
[8] S. Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, 2 t., Paris, 1954.
[9] Sylvaine Guyot et Jeffrey S. Ravel, Databases, Revenues, & Repertory : The French Stage Online, 1680–1793, MIT Press, Boston, 2020.
[10] Paul Piolin, Le Théâtre chrétien dans le Maine au cours du moyen âge... Mamers, 1891.
[11] Claude Brouchoud, Notice sur les origines du théâtre de Lyon : mystères, farces et tragédies, troupes ambulantes, Molière, Paris, 1865.
[12] Nadine Henrard, Darwin Smith, Matthieu Bonicel et Gabriella Parussa, Théâtre et Performances en France au Moyen Âge, 2009, url : http://arnoul.vjf.cnrs.fr/theatre (disparu).
[13] Sally-Beth Maclean, Records of Early English Drama (REED) online, 2017, url : https://ereed. library.utoronto.ca.
[14] Jeffrey Ravel, Barry Russell et David Trott, CESAR - Calendrier Electronique des Spectacles sous l'Ancien Régime, url : https://cesar.huma-num.fr/cesar2.
[15] James Cummings, « Liturgy, Drama, and the Archive : Three conversions from legacy formats to TEI XML », Digital Medievalist, 2 (2006).
[16] M. Bonicel, « Vers un répertoire en ligne des sources pour l'étude du théâtre médiéval », SIBMAS, Vienne, Autriche, 2006.
[17] Id., Arts et gens du spectacle à Avignon à la fin du Moyen Âge (1450-1550), une approche numérique, thèse, Paris, Paris I, 2014.
[18] J. Cummings, « Liturgy, Drama, and the Archive»..., §44.
[19] Kathryn Tomasek et Syd Bauman, « Encoding Financial Records for Historical Research », Journal of the Text Encoding Initiative – 6 (2013).
[20] M. Bonicel, « Les modes de financement public des performances à Avignon à la fin du Moyen Age », Studies in Early Modern France, 13 : Spectacle (mars 2010), p. 31-40.
[21] Michael O. Jewell, « Semantic screenplays : Preparing TEI for Linked Data », dans Digital Humanities Conference 2010 - DH2010, Londres, Angleterre, 2010.
[22] Jelle Koopmans et D. Smith, « Un théâtre français du Moyen Âge ? », Médiévales, 59–59 (2010), p. 8.
[23] Simon Gabay, L'Acteur au Moyen Âge : L'Histrion et ses avatars en Occident de saint Augustin à saint Thomas, thèse, Amsterdam, UvA, 2015.
[24] Charles Mazouer, « Les mystères des XVe et XVIe siècles, carrefour des genres ? », Eidôlon, 97 (2011), p. 31.
[25] Edouard Gosselin, Recherches sur les origines et l'histoire du théâtre à Rouen avant Pierre Corneille, Rouen, 1868, p. 13.
[26] Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge, Paris, 1980, p. 23.