Association francophone des humanités numériques
10-12 mai 2021 Rennes (France)
Essai de cartographie de médias imaginaires du XIXe siècle
Philippe Ethuin  1, 2@  
1 : Université de Picardie Jules Verne
INSPE Académie d'Amiens
2 : Médiation, Information, Communication, Art
université Bordeaux Montaigne : UR4426

Dans la Théorie générale de la communication et de la communication, Robert Escarpit met en évidence une

 

« approche multilatérale qui a abouti au début du XXe siècle à trois conquêtes essentielles et à peu près contemporaines :

1. Possibilité de créer des documents sonores (1878).

2. Possibilité de créer des documents visuels animés (1895).

3. Possibilité de diffuser l'information à distance sans la médiation d'un document (1897). » [Escarpit, 1976]

 

Ces conquêtes ont été précédées dans l'imaginaire social et littéraire de multiples préfigurations. En effet, au cours du XIXe siècle, alors qu'apparaissent la télégraphie électrique, le téléphone ou le phonographe, des écrivains et des journalistes imaginent des extrapolations et des hybridations de ces dispositifs médiatiques émergents. Ces inventions, créées notamment dans la littérature, la caricature et la prospective, constituent un patrimoine immatériel à la fois culturel, artistique et scientifique, prenant parfois des formes matérielles.

Une centaine de ces inventions (couvrant la période 1789-1914) est rassemblée dans une base de données personnelle et divers outils numériques sont mobilisés permettant le repérage des inventions.

En 1760 Tiphaigne de la Roche dans son utopie Giphantie imagine un réseau de communication couvrant l'ensemble du monde et aboutissant à un globe servant d'interface :

« De petits canaux imperceptibles, reprit le préfet, viennent de chaque point de la superficie de la Terre aboutir à ce globe. Son intérieur est organisé de manière que l'émotion de l'air qui se propage par les tuyaux imperceptibles et s'affaiblit à la longue reprend de l'énergie et redevient sensible. »

L'idée des tuyaux est reprise par Louis Desnoyers dans Les Aventures de Jean-Paul CHoppart (1832) qui présente un réseau de tuyaux acoustiques permettant de livrer la musique à domicile. Mathieu Briancourt dans Visite au phalanstère (1848) fait des tuyaux acoustiques un moyen de communication avec les logophores.

Si les tuyaux acoustiques ont véritablement existé (notamment dans la marine et pour des usages domestiques) et que leur usage a perduré jusqu'à la généralisation du téléphone, les espaces couverts par les extrapolations sont bien plus grands.

 

L'histoire des médias a souvent livré un récit linéaire des inventions [Parikka, 2015]. Pourtant il existe « plusieurs niveaux de déterminations » [Foucault, 1969]. Parmi les déterminations issues de la fantaisie, de l'utopie ou du mythique, les médias imaginaires occupent une place particulière. La reproduction mécanique du son, la communication et la vision à distance au moyen de technologies ont été envisagées avant d'être inventées [Mombert 2019]. Les « médiamanies » sont accompagnées de réactivation de topoï qui ont certes des origines mythiques ou fantastiques [Huhtamo, 2019] mais qui ont pu avoir des « réalisations » dans la littérature ou la prospective sous des formes rationnelles.

Les études sur les médias prennent le plus souvent comme point de vue notre époque. Par exemple, Robert Escarpit présente un schéma de « La technologie de la communication » [Escarpit, 1976] ou Luc Tournès propose une « Une histoire de la musique enregistrée » dans Du phonographe au MP3 (2008) qui aboutissent aux technologies en usage aujourd'hui.

Au XIXe siècle, les contemporains avaient une grille d'analyse des inventions différente de la nôtre tissant des liens entre elles et s'appuyant sur des innovations antérieures. Par exemple un auteur affirme : « La phonographie sera pour la voix ce que la photographie est pour la figure, dont elle fait le portrait sans en dissimuler les rides, et même en les exagérant » [Leroux, 1878] et un autre : « Le téléphone est le télescope de l'acoustique ; le microphone en est le microscope. » [Aumont, 1878]. Ces rapprochements constituent l'univers conceptuel de l'époque.

L'analyse d'un corpus constitué de l'ensemble des articles parus dans la presse française annonçant en 1878 l'invention du phonographe au moyen d'Iramuteq permet d'appréhender l'imaginaire qui s'y attache à la fois sur les aspects techniques, généalogiques et prospectifs.

La décomposition des noms d'inventions imaginaires permet d'accéder à l'univers conceptuel des créateurs et de définir une périodisation. Du « micro-acoustico-téléscope » (1809) au « théâtographe » (1913) en passant par l'« historioscope » (1882), le « phonophotosténotypo-biographe » (1887) sans oublier le « téléphonoscope » (1883) d'Albert Robida, les noms d'inventions imaginaires accompagnent aussi l'évolution des dispositifs réels ou simplement projetés (comme le « télectroscope » (1878) décrit par le vulgarisateur scientifique Louis Figuier), souvent en les prolongeant ou en envisageant des usages inédits.

L'utilisation des fonctions d'Obsidian permet de construire un graphique relationnel entre ces différentes inventions imaginaires et de mettre en évidence les combinaisons de préfixes, racines et suffixes utilisées par les auteurs pour baptiser leurs appareils fictifs ainsi que les liens avec les inventions réellement envisagées (comme le paléophone de Charles Cros) ou effectivement réalisées (comme le téléphone de Graham Bell). La cartographie de la construction des mots peut ainsi être un moyen d'approcher l'imaginaire des médias de l'époque. Les noms donnés aux inventions imaginaires livrent des éléments prégnants du discours social. La distribution des éléments constitutifs (préfixes, suffixes, ...) de ces noms au moyen d'une cartographie doit mettre en évidence l'imaginaire social dans lesquels naissent ces dispositifs médiatiques inventés. Ces inventions fictives, qui préparent, accompagnent et prolongent l'émergence des nouveaux médias, et leur mise en relation, révèlent l'univers mental dans lequel elles ont été imaginées largement dominés par des inventions réelles (les technologies de communications mais aussi des inventions scientifiques parfois anciennes comme le télescope), l'écriture (creuset dans lequel les inventions imaginaires naissent) et l'utopie d'une communication universelle sans entraves aussi bien par-delà les distances que par-delà le temps.

Le corpus indique, dans la perspective médiarchéologique, des désirs, des fantasmes et des utopies communicationnels [Breton, 1997] qui ont pu devenir réalité ou qui continuent à sous-tendre des recherches technologiques contemporaines entre objets, télécommunications et réseaux [Musso, 1998].

Donner à voir « des histoires oubliées » c'est mesurer des potentialités qui y sont inscrites et suivre les « boucles incluant le nouveau dans l'ancien au sein des discours sur les media actuels » [Parikka, 2015].

Bibliographie

 

Philippe Breton, L'utopie de la communication. Le mythe du « village planétaire », Paris, La Découverte, « Poche/Sciences humaines et sociales », 2004.

Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2017.

Robert Escarpit, Théorie générale de la communication et de la communication, Paris, Hachette Université, coll. « Langue-Linguistique-Communication », 1976.

Michel Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969.

Erkki Huhtamo, « L'envoutement de la télévision catoptrique. Archéologie des media, étude des topoi et traces attentionnelles », in Yves Citton et Estelle Doudet (dir.), Écologies de l'attention et archéologie des media, Grenoble, UGA Éditions, coll. « Savoirs littéraires et imaginaires », 2019.

Jussi Parikka, Qu'est-ce que l'archéologie des media ?, Grenoble, UGA Editions, coll. « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2018.

Sarah Mombert, « L'actualité de l'avenir.L'invention du phonographe dans la presse et la fiction », in Claire Barel-Moisan, Jean-François Chassay, Le roman des possiblesL'anticipation dans l'espace médiatique francophone (1860-1940), Montréal, PUM, coll « Cavales», 2019.

Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon. Presses Universitaires de France, coll. « La Politique éclatée », 1998.


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