Association francophone des humanités numériques
10-12 mai 2021 Rennes (France)
Dialogue interdisciplinaire en humanités numériques : le cas de l'évolution des formes discursives en critique d'art
Orélie Desfriches Doria  1@  , Josquin Debaz  2@  , Gérald Kembellec  3, 4, 5@  , Marie Gispert  6@  
1 : Laboratoire Paragraphe
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis : EA349
2 : Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive  (GSPR)  -  Site web
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)
131 Boulevard Saint-Michel 75005 Paris -  France
3 : Dispositifs d'Information et de Communication à l'Ere Numérique – Paris, Ile-de-France  (Dicen-IdF)  -  Site web
Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM)
Conservatoire National des Arts et Métiers Direction de la Recherche – DICEN 292 rue Saint Martin 75003 Paris -  France
4 : Dispositifs dÍnformation et de Communication à l\'Ère du Numérique - Paris Île-de-France  -  Site web
Conservatoire National des Arts et Métiers [CNAM] : EA4420, Institut Historique Allemand de Paris : MaxWeber
5 : Institut Historique Allemand  -  Site web
Max Weber Stiftung - Deutsche Geisteswissenschaftliche Institute im Ausland
6 : Histoire culturelle et sociale de lárt
Université Panthéon-Sorbonne

Le mouvement des humanités numérique porte des implications bien plus profondes que ne l'entend une acception restreinte (Cormerais et al. 2016), comme une pratique centrée sur la numérisation de corpus, l'encodage, la fouille-extraction de données. Il ne s'arrête pas à une « technologie » dans laquelle les humanités travaillent des corpora déjà constitués avec des outils numériques, afin d'en renouveler la compréhension. Dans une première partie, nous proposerons un cadre contextuel déployant ces implications, en lien avec le travail interprétatif, les interactions intra et interdisciplinaires, et même une dimension humaniste, dans la constitution de sujets « numériquement » émancipés. La deuxième partie de notre communication visera la mise en pratique de ce cadre avec la présentation d'un projet de collaboration interdisciplinaire, en cours de construction entre des chercheuses et chercheurs en SIC, Histoire de l'art, Épistémologie et Sociologie.

La « technologisation » des humanités trame et draine des représentations liées aux technologies, des peurs, des énergies, des espoirs liés aux algorithmes, à l'Intelligence Artificielle, aux datas... et donc des dimensions affectives, dimension qui rappelle les propositions du manifeste des Humanités Numérique 2.0 (Schnapp, 2008). Selon ce texte, les H.N. se reconnaissent à leur caractère qualitatif, au-delà de traitement quantitatifs de données numériques, elles impliquent un travail interprétatif, qui pourra se traduire dans les pratiques, relevant par exemple du close reading (Moretti, 2013 ; Jänicke et al, 2015). Close et distant reading permettent un questionnement fécond : parmi ces pratiques, lesquelles sont à même d'assurer une pratique herméneutique ? Quelle implication de l'Expérientiel, soit selon notre proposition, l'engagement des chercheurs et chercheuses comme « sujets socio-politiques » dont les appartenances disciplinaires composent, à travers leurs dimensions épistémologiques et méthodologiques, des formes d'existence socio-politiques, qui embarquent des formes réifiées des questionnements et des modes de raisonnements ?

Cette dimension des interactions disciplinaires et sociales rejoint l'approche proposée par Citton (2015), sur la strate 2.0 des humanités. S'y trament de nouvelles formes de connexions, d'écoutes, d'échanges et de collaborations entre des mondes qui jusqu'ici fonctionnaient en silos (scientifiques, artistes et activistes, selon Citton) : « Les propriétés connectives du numérique [sont à même de] pluraliser et redynamiser les interprétations créatives » dans l'optique de reconfigurer les lignes de démarcation sédimentées dans le partage de pouvoirs et de savoirs.

Dans une acception la plus large, les humanités numériques aboutissent à poser la question de l'humanisme numérique. Ainsi, comment les humanités numériques peuvent-elles accompagner la construction de la subjectivation à l'ère numérique, autrement dit, la subjectivation computationnelle, dans les termes d'Yves Citton ? Questionner la pratique computationnelle (collecte de données, algorithmes, prédictibilité des comportements) et des formes de littératie numérique (Millerand, 2003 ; Simonnot, 2009 ; Le Deuff, 2008) dans une perspective de recherche d'émancipation intellectuelle des individus revient à questionner la gouvernementalité algorithmique (Rouvroy et Berns, 2013). Dans la mesure où l'émancipation vise à échapper aux déterminismes sociaux, qui traversent tous les individus, et considérant par ailleurs, que la reproduction de ces déterminismes est soutenue par le computationnel, renforcée par les algorithmes, basés sur l'exploitation des données numériques, le projet humaniste d'encourager et soutenir la subjectivation et l'éducation à l'autonomie de pensée, entre en tension avec le déploiement massif des technologies numériques.

C'est au prisme de ces considérations, sur les risques des déterminismes computationnels sur nos subjectivités de chercheurs, que nous entendons positionner notre projet interdisciplinaire, en vue de permettre une (ré) appropriation des connaissances qui sont et seront produites et dans le but d'éviter de contribuer à la génération de nouvelles « victimes computationnelles » (une certaine forme de « digitaux naïfs »).

Dans le cadre d'approches d'analyses qualitatives de « grands » corpus de textes, existantes et mises en œuvre à travers le logiciel Prospéro (lui-même initialement développé dans les années 90 par des sociologues et des informaticiens, pour des analyses à « long » terme, a posteriori ou au fur et à mesure), un rapprochement interdisciplinaire s'opère actuellement entre des chercheuses et chercheurs en SIC ou histoire de l'art et ces travaux de socio-informatique. L'objet du travail qui sera présenté consistera à questionner de manière réflexive ces rapprochements disciplinaires, afin de positionner ces futures recherches vis-à-vis des travaux existants en lien avec les questions d'ordre épistémologiques dans l'usage des technologies textuelles (Carbou, 2017a et b) appliquées au champ de l'histoire de l'art.

Le projet impliquera un usage du logiciel Prospéro dans une approche historienne de l'art à propos de l'évolution de la rubrique de critique artistique de la revue Mercure de France. À travers l'application des méthodes computationnelles et qualitatives mises en œuvre en interaction avec cet outil, et selon une démarche itérative d'exploration du corpus, permettant des allers-retours constants du texte à son interprétation, de l'analyse à l'enrichissement des grilles conceptuelles de traitement, de la lecture aux opérations de calcul, nous espérons révéler, dans cette étude interdisciplinaire, à travers l'évolution des formes discursives présentes dans cette revue, des pistes de recherche sur les évolutions sociologiques du monde de la critique d'art entre 1890 et 1913.

Dans cette perspective de collaboration interdisciplinaire nous viserons à clarifier d'une part les particularités de notre approche en regard des autres technologies textuelles mobilisables, et d'autres part, les positionnements épistémologiques et leurs éventuelles conflictualités. Enfin, les questionnements méthodologiques émergents au fil de la construction de ce travail interdisciplinaire seront présentés.

 

Bibliographie

Carbou, G. 2017a. Quelques questions à l'attention des utilisateurs de statistique textuelle pour l'analyse des discours. Texto! Textes et cultures, 22(4).

Carbou, G. 2017b. Analyser les textes à l'ère des humanités numériques: Quelques questions pour l'analyse statistique des données textuelles. Les Cahiers du numérique, vol. 13(3-4), 91-114. https://doi.org/

Citton, Y. 2015. « Humanités numériques. Une médiapolitique des savoirs encore à inventer », Multitudes 2015/2 (n° 59), p. 169-180

Cormerais F., Le Deuff O, Lakel A., Pucheu D. 2016. « Les SIC à l'épreuve du digital et des Humanités : des origines, des concepts, des méthodes et des outils », Revue française des sciences de l'information et de la communication [Online], 8 | 2016, Online since 23 March 2016, URL: http://journals.openedition.org/rfsic/1820

Jänicke, S., Franzini, G., Cheema, M. F., & Scheuermann, G. 2015. On Close and Distant Reading in Digital Humanities: A Survey and Future Challenges. In EuroVis (STARs) (pp. 83-103).

Le Deuff, O. 2008. La culture de l'information : Quelles “ littératies ” pour quelles conceptions de l'information ?. VI.ème Colloque international du chapitre français de l'ISKO, 7 et 8 juin 2007, à Toulouse, IUT de l'Université Paul Sabatier., Juin 2008, France. pp.97- 116, 2008.

Millerand, F. 2003. L'appropriation du courrier électronique en tant que technologie cognitive chez les enseignants chercheurs universitaires: vers l'émergence d'une culture numérique?. Thèse de Doctorat, Université de Montréal.

Moretti, F. 2013. Distant reading. Verso Books.

Rouvroy, A. & Berns, T. 2013. Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation: Le disparate comme condition d'individuation par la relation ? Réseaux, 177(1), 163-196. https://doi.org/10.3917/res.177.0163

Schnapp J. 2008, Digital Humanities Manifesto 2.0. www.humanitiesblast.com/manifesto/Manifesto_V2.pdf

Simonnot, B. 2009. Culture informationnelle, culture numérique: au-delà de l'utilitaire. Les Cahiers du numérique, 5(3), 25-37.


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