Association francophone des humanités numériques
10-12 mai 2021 Rennes (France)
Du « Chantre tout divin » au « Ménétrier déconfit » : exploiter les sources anciennes d'un mythe pour mieux détecter les correspondances entre ses réécritures
Karolina Suchecka  1@  , Nathalie Gasiglia  2@  
1 : Analyses littéraires et histoire de la langue (ALITHILA) - ULR 1061
Université Lille III - Sciences humaines et sociales : EA1061, Université Lille
2 : UMR 8163 (STL)  (Savoirs, Textes, Langage)  -  Site web
CNRS : UMR8163
Université Lille 3, UMR STL (bâtiment B4), BP 60149, 59 653 Villeneuve d'Ascq -  France

Dans l'édition numérique comparative de réécritures du mythe d'Orphée et Eurydice que nous concevons, nous visons à étudier et à représenter l'intertextualité par le biais d'un réseau des correspondances détectées entre les œuvres. Pour ce faire, nous cherchons à prouver la pertinence qu'il y a à exploiter deux logiciels de détection des réutilisations, Tracer[1] et TextPAIR[2], afin de comparer leurs produits pour des œuvres, du xve au xxie siècle, de contenu semblable, mais qui sont très éloignées structurellement et lexicalement.

L'idée de pouvoir détecter automatiquement des relations intertextuelles est passionnante, tant du point de vue de la recherche littéraire et linguistique, que de l'édition numérique. Cependant, si les logiciels employés sont très performants pour les correspondances proches, grâce à des techniques informatiques de l'intelligence artificielle, comme les réseaux neuronaux ou la vectorisation, même les technologies les plus récentes ne permettent pas la détection optimale des réutilisations et évocations plus complexes. Or, notre corpus regroupe plus de 70 réécritures françaises de genres et d'époques différents, et dont la proximité au mythe est très variable : certaines sont assez proches dans des transpositions pour le théâtre ou l'opéra, alors que d'autres sont très implicites, notamment dans les modernisations. Le rapport au mythe n'est pas non plus le même. Les parodies, par exemple, jouent sur la ridiculisation de la musique d'Orphée[3] ou de son amour pour Eurydice[4]. Les modernisations, quant à elles, présentent des amalgames, des interventions de nouveaux personnages ou des décors modernes qui participent à l'orientation du mythe vers un sens nouveau (Brunel 1997). Face à cette diversité, il serait optimiste d'espérer que les outils de détection automatique des réutilisations soient capables de repérer les relations directes pertinentes entre des réécritures aussi différentes que des modernisations contemporaines et des travestissements de la Renaissance.

Fort heureusement, un socle commun relie ces différentes œuvres. Parmi une trentaine de mentions du mythe recensées dans les littératures grecque et romaine antiques (Béague et al. 2019), deux œuvres, Les Géorgiques de Virgile (37-30 av. J.-C.) et Les Métamorphoses d'Ovide (ie s. après J.-C.), sont généralement considérées comme reprises le plus fréquemment dans les réécritures postérieures. Durant notre communication, nous nous attacherons à démonter qu'en intégrant à notre corpus les séries traductives françaises de ces deux sources anciennes, chacune comptant une vingtaine de traductions publiées depuis le xvs., en vers ou en prose, certaines en ancien français, d'autres modernisées et adaptées au jeune public, nous améliorons nos résultats de manière importante.

Tout d'abord, ces traductions nous permettent d'opérer des traitements linguistiques fins comme l'annotation morpho-syntaxique qui lisse les différences entre états de langue, la détection de mots-clés saillants pour chaque épisode du mythe, ou encore l'exploration des périphrases des entités nommées. En effet, nous exploitons les séries traductives pour optimiser quantitativement et qualitativement les résultats par l'élaboration et l'enrichissement de lexiques adaptés à la spécificité du corpus que nous couplons à des dictionnaires de langue générale (notamment de synonymes) et à des ressources polyvalentes (utilisées pour le repérage de chaînes de références). Nous pouvons alors nous focaliser sur les facteurs communs balisés et sur les unités linguistiquement pertinentes, comme les entités nommées et leurs périphrases (« Hyménée »/« Hymen »/« dieu de noçoiement »), la synonymie (« elle fut replongé de nouveau au même lieu »/« elle roule au lieu où elle était avant »), l'hyperonymie (« il fut présent à la vérité »/« il est là »), ou encore la métaphorisation (« elle ne put s'animer bien qu'il l'agite »/« le dieu qui l'agite ne peut ranimer ses mourantes clartés »). Enfin, grâce aux relations détectées entre des traductions et des réécritures, nous sommes en mesure de construire un réseau de correspondances croisées (où un extrait du corpus correspond à plusieurs extraits d'autres textes) et, ainsi, nous lions indirectement des réécritures entre elles (grâce à un réemploi détecté au sein de chacune d'un même extrait de la traduction). Pour ce type de traitement, nous montrons enfin l'intérêt d'une visualisation des données à l'aide des graphes, qui s'avèrent particulièrement utiles pour révéler les relations intertextuelles intéressantes à analyser[5].

 

[1] Cf. https://www.etrap.eu/research/tracer/ (eTRAP, Georg-August-Universität de Göttingen) et (Büchler et al. 2012, 2013 ; Franzini et al. 2014).

[2] Cf. https://artfl-project.uchicago.edu/text-pair (ARTFL Project, Université de Chicago) et (Horton, Olsen, et Roe 2010 ; Allen et Cooney 2010 ; Abdul-Rahman et al. 2016).

[3] « et vous, mon tendre ami, à qui jetiez-vous ce chant passionné de votre... crin-crin ? » (Offenbach et Crémieux 1936).

[4] « pendant sept mois, il vécut dans les bois, dans les antres, jetant aux échos ses gémissements, ses grincements de dents, oubliant probablement de peigner sa barbe et ses cheveux » (Eimann 1854).

[5] Différentes types de graphes ont déjà été exploités pour présenter les relations intertextuelles, cf. notamment : (Jänicke et al. 2014 ; Ganascia 2019 ; Suchecka, Gasiglia, et Zieger 2019 ; Del Lungo et Suchecka [À paraître]).

 

Abdul-Rahman, Alfie, Glenn Roe, Mark Olsen, Clovis Gladstone, Robert Morrissey, Nicholas Cronk et Min Chen. 2016. « Constructive Visual Analytics for Text Similarity Detection ». Computer Graphics Forum 36 (1), 237-248. https://doi.org/doi:10.1111/cgf.12798.

Allen, Timothy et Charles Cooney. 2010. « Plundering Philosophers: Identifying Sources of the Encyclopédie ». Journal of the Association for History and Computing. http://hdl.handle.net/2027/spo.3310410.0013.107.

Béague, Annick, Jacques Boulogne, Alain Deremetz et Françoise Toulze. 2019. Les Visages d'Orphée. Les Visages d'Orphée. Savoirs Mieux. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion. http://books.openedition.org/septentrion/50854.

Brunel, Pierre. 1997. « Orphée moderne ». Dans Apollinaire entre deux mondes. Le contrepoint mythique dans Alcools. Mythocritique II, 63-82. Écriture. Paris : Presses Universitaires de France.

Büchler, Marco, Gregory Crane, Maria Moritz et Alison Babeu. 2012. « Increasing recall for text re-use in historical documents to support research in humanities ». Dans Theory and Practice of Digital Libraries, édité par P. Zaphiris, G. Buchanan, E. Rasmussen et F. Loizides, 95-100. Berlin : Springer Berlin Heidelberg. 10.1007/978-3-642-33290-6_11.

Büchler, Marco. 2013. Informationstechnische Aspekte des Historical Text Re-use. Thèse de doctorat dirigée par G. Heyer et K Schulz. Université de Leipzig. https://ul.qucosa.de/api/qucosa%3A11877/attachment/ATT-0/.

Del Lungo, Andrea et Karolina Suchecka. [À paraître]. « Projet eBalzac : construire une bibliothèque hypertextuelle des sources intertextuelles ». Dans Actes du colloque DHNord 2019 « Corpus et archives numériques ». Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion.

Eimann, D.-L. 1854. « Une Histoire renouvelée des Grecs ». Dans Histoires cavalières, 23-35. Paris : Charpentier.

Franzini, Greta, Emily Franzini, Marco Büchler, Martin Mueller et Philip Burns. 2014. « Towards a Historical Text Re-use Detection ». Dans Text Mining. From Ontology Learning to Automated Text Precession Applications, édité par C. Biemann et A. Mehler, 221-238. Suisse : Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-319-12655-5_11.

Ganascia, Jean-Gabriel. 2019. « Graphes et intertextualité ». Dans Humanités numériques. Centre Universitaire Méditerrannéen, Nice.

Horton, Russell, Mark Olsen et Glenn Roe. 2010. « Something Borrowed: Sequence Alignment and the Identification of Similar Passages in Large Text Collections ». Digital Studies / Le Champ numérique 2 (1). https://doi.org/10.16995/DSCN.258.

Jänicke, Stefan, Annette Geßner, Marco Büchler et Gerik Scheuermann. 2014. « Visualizations for Text Re-Use ». Dans Proceedings of the 5th International Conference on Information Visualization Theory and Applications, 59-70.

Offenbach, Jacques et Hector Crémieux. 1936. Orphée aux Enfers. Paris : Calmann-Lévy.

Suchecka, Karolina, Nathalie Gasiglia et Karl Zieger. 2019. « Édition comparative intermédiale de séries traductives : exploiter les homologies pour créer des visualisations modulables ». Traitement Automatique des Langues, TAL et humanités numériques, 60 (3), 37-62. https://www.atala.org/sites/default/files/TAL-60-3_SucheckaEtAl_EditionComparativeIntermedialeDeSeriesTraductives-final.pdf.

 


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