Association francophone des humanités numériques
10-12 mai 2021 Rennes (France)
Le rôle des modalités linguistiques dans l'analyse automatique du style critique
Marguerite Bordry  1, 2@  
1 : L'Observatoire de la vie littéraire  -  Site web
Sorbonne Université
2 : Équipe Littérature et Culture italiennes
Sorbonne Université : EA1496

L'analyse du style critique des critiques littéraires est loin d'être une nouveauté : nombreux sont les grands critiques, en particulier dans la littérature française, dont le style a été analysé. Nous nous proposons de mener une recherche de ce type en utilisant l'annotation automatique des modalités du discours critique à l'échelle d'un corpus entier, le Mercure de France, dont une édition électronique, rassemblant tous les articles consacrés à l'Italie entre 1890 et 1918, a été réalisée par le Labex OBVIL[1]. Une partie non négligeable de ces articles concerne la littérature : ils étaient d'autant plus importants que le Mercure jouissait d'un prestige considérable en Italie (Livi, 2012) et pouvait faire ou défaire le sort d'un écrivain.

L'objectif est d'analyser ce corpus selon les modalités linguistiques (appréciation, dépréciation, émotions, etc.) en se concentrant sur les « Lettres italiennes », la chronique consacrée à la littérature italienne. Elle est tenue par Remy de Gourmont, sous son nom jusqu'en 1896, puis sous le pseudonyme d'A. Zanoni jusqu'en 1897, avant d'être reprise par Luciano Zuccoli (1897-1904), Ricciotto Canudo (1904-1913) et Giovanni Papini (1913-1918). Si l'objet de leurs chroniques reste le même – recenser, positivement ou négativement, les publications les plus marquantes de la vie littéraire italienne –, leur style critique, lui, diffère fortement. 

Le point de départ de ce projet est une analyse menée sur l'identification automatique de l'ironie dans la critique littéraire (Alrahabi, Bordry, 2020) : grâce à une approche symbolique à base de règles, il s'agissait d'étudier les phrases du Mercure de France doublement annotées, à la fois comme positives et négatives, une proportion importante d'entre elles étant ironiques. En marge de ce travail consacré spécifiquement à l'ironie dans la critique littéraire, nous avons constaté des résultats d'annotation très différents selon les chroniqueurs. Or ceux-ci vont bien au-delà des seules doubles annotations positives et négatives, qui étaient, à l'origine, le point de départ de l'étude.

Cela nous a conduit à formuler des hypothèses sur le style critique des différents chroniqueurs de littérature italienne du Mercure de France. Remy de Gourmont et Luciano Zuccoli utilisent souvent l'éloge paradoxal, en usant de la négation et des adverbes d'intensité pour affirmer leurs positions. En témoigne, chez ces deux chroniqueurs, une proportion assez forte de doubles annotations, qui – en apparence – se contredisent :

 « Girolamo Rovetta confie à cette même Revue le dernier de ses trois mille romans, La Signorina, qui menace d'être intéressant et vulgaire, ce qui rentrerait parfaitement dans les habitudes de l'auteur. » (1900)

Cette phrase est doublement annotée « Appréciation intellectuelle » et « Dépréciation éthique », ce qui reflète l'ambiguïté voulue par Zuccoli, qui manie volontiers l'éloge pour mieux amener la critique sévère qui suit.

Ricciotto Canudo se distingue par un style critique emphatique, pompeux et marqué par des phrases grammaticalement complexes. C'est sous sa plume que l'on trouve le plus grand nombre d'annotations multiples à l'échelle d'une seule phrase :

« Par les rythmes vastes et sombres qui revêtent tous les mots et tous les gestes de ces personnes dramatiques, par la poésie subtile des expressions, par l'atmosphère ardente et vraiment musicale qui enveloppe toute la tragédie, et surtout le premier acte, par la force originale de certaines situations et par le choc violent, brutal, fatalement logique des passions, le Flambeau sous le boisseau est la plus belle des tragédies de Gabriele d'Annunzio. » (1905)

Ce passage, consacré à La fiaccola sotto il moggio, tragédie de Gabriele D'Annunzio (1905), est révélateur du style critique de Ricciotto Canudo. Outre deux annotations révélant l'appréciation, « Appréciation informative » et « Appréciation esthétique », l'outil d'annotation met aussi en évidence deux autres catégories, « Tristesse » et « Colère », qui renvoient à son analyse de la pièce. 

Giovanni Papini, quant à lui, est aux antipodes de son prédécesseur : il est direct et se concentre sur les nouvelles générations d'écrivains italiens, qu'il veut faire découvrir aux lecteurs du Mercure. C'est d'ailleurs précisément la raison pour laquelle, suite à des polémiques internes, la chronique des « Lettres italiennes » lui revient en 1913 (Gogibu, 2017 ; Kalantis, 2017). Là encore, ces constatations se reflètent dans les annotations qui dominent chez Papini, largement positives. En témoigne cette observation formulée à propos d'Aldo Palazzeschi, dont il vient de citer le poème « Gioco proibito » (« Jeu interdit ») :

« Toute la première période de la poésie de Palazzeschi se trouve résumée dans ce contrepoint de sensibilité blanc et noir et dans cette musicalité qui n'a pas besoin de recourir aux mots sonores et aux rimes rares pour nous enchanter. » (1914)

Ce passage est annoté « Appréciation », catégorie que l'on retrouve à plusieurs reprises dans tout l'article. Pour Papini, il s'agit de se démarquer de son prédécesseur, jugé indifférent aux mouvements littéraires les plus récents.

L'objectif de ce travail est de présenter une étude fine des principaux traits du style critique de chaque chroniqueur de littérature italienne du Mercure en utilisant les outils développés par notre équipe, comme la plateforme Ariane[2], qui combine l'annotation sémantique et la navigation textuelle. Grâce à Ariane, qui permet la fouille de texte à des échelles différentes, de la phrase au texte, puis au corpus entier, nous entendons proposer une cartographie des annotations dominantes chez chaque chroniqueur afin de confirmer – ou d'infirmer – les hypothèses que nous avons formulées sur le style critique de chaque chroniqueur. À terme, en croisant ces annotations et la recherche de mots-clés, cette recherche pourra être affinée à l'échelle d'un seul mouvement littéraire, voire d'un écrivain, pour déterminer comment s'articule la critique à son égard formulée par les différents chroniqueurs du Mercure de France. En nous appuyant sur l'annotation automatique des modalités, nous entendons proposer une analyse qui soit à la fois fine, à l'échelle de chaque chroniqueur, et complète, à l'échelle d'un corpus entier, le but étant d'exploiter et de valoriser l'édition électronique réalisée dans le cadre du projet « La culture italienne dans le Mercure de France (1890-1918) » du Labex Obvil.

[1] http://obvil.sorbonne-universite.site/corpus/mdf-italie/.

[2] https://obvil.huma-num.fr/ariane/mdf/search.

Références

Alrahabi, Motasem, Bordry, Marguerite. 2020. « L'ironie dans la critique littéraire : quelques pistes pour un traitement automatique ». Dans Humanités numériques et Digital Studies. Montpellier.

Bordry, Marguerite. 2020. « Les lettres italiennes au miroir du Mercure de France. Une approche textométrique », in Lectures du texte numérique : expériences du Labex Obvil, sous la direction de Glenn Roe et Didier Alexandre, Paris, Classiques Garnier (à paraître).

Dotoli, Giovanni (éd.). 1978. Ricciotto Canudo. 1877-1977. Atti del convegno internazionale nel centenario della nascita (Bari – Gioia del Colle, 24-27 novembre 1977), Fasano, Grafischena, 1978

Gogibu, Vincent. 2017. « Du rififi au Mercure: Ricciotto Canudo, Remy de Gourmont et Arthur Rimbaud dans les « Lettres italiennes » du Mercure de France », Ent'revues, « La Revue des revues », 2017/2, n°58, p. 64-75 (https://www.cairn.info/revue-la-revue-des-revues-2017-2-page-64.htm)

Kalantzis. Alexia. 2017. « Un réseau italien. Les écrivains du Mercure de France en Italie (1895-1910) », Ent'revues, « La Revue des revues », 2017/2, n°58, p. 76-85. (https://www.cairn.info/revue-la-revue-des-revues-2017-2-page-76.htm)

Livi, François. 2012. Italica. L'Italie littéraire de Dante à Eugenio Corti, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2012.

Livi, François. 2006. « Papini e Remy de Gourmont », in Cosimo Ceccuti (éd.), Papini e il suo tempo, Firenze, Le Lettere, 2006, p. 76-97.

Livi, François, Perrus, Claudette (dir.). 1997. Paris-Florence (1900-1920), Aspects du dialogue culturel, Revue des Études italiennes, tome XLIII, n°3-4, juillet-décembre 1997.

Richter, Mario (éd.). 1969. La formazione francese di Ardengo Soffici (1900-1914), Milano, Vita e Pensiero, 1969.

Wilfert-Portal, Blaise. 2001. « Le critique, la presse et la nation : Rémy de Gourmont au Mercure de France », 1890-1900, Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 2007, n°59. p. 281-301.


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